Lyon dans la littérature

Je n’ai pas l’intention de me livrer à un recensement de tous les écrivains, nés ou morts à Lyon ou qui y ont vécu ; cela ne me paraît pas d’un grand intérêt d’aligner – dans l’ordre chronologique ou alphabétique – les noms de Louis Labé, Maurice Scève, Juliette Récamier, Antoine de Saint-Exupéry, et de tant d'autres… 

Je préfère essayer de mettre en exergue des écrivains qui ont su faire ressentir « l’âme de la ville » un peu comme on trouve Paris dans les livres de Patrick Modiano ou dans ceux de Jacques Roubaud, pourtant né à Caluire, ou Marseille chez Jean-Claude Izzo.

De la même manière que l’on n'observe plus les rues et les immeubles de la même façon après avoir vu des photos d'artistes qui savent nous apprendre à regarder, les rues et les quartiers sont « habités » par les personnages des romanciers qui ont su les faire vivre dans nos imaginaires.

J’ai ressenti cela à Lyon après avoir lu « le passage » de Jean Reverzy. Renforcé par « place des angoisses ». Lyon est resté gris, une ville pour mourir en quelque sorte.

Puis peu après j’ai lu « le revenant » et « sur la terre comme au ciel » de René Belletto. Là nous étions dans le Lyon des années 70, populaire, vivant haletant même. 

On est à l’opposé de la littérature de terroire. Il s’agit de grande et belle littérature dont Lyon est l’un des personnages principaux.

Jean Reverzy

article de André J. Fabre   d'octobre 2012   (http://andrefabre.e-monsite.com/pages/histoire-de-la-medecine/reverzy-jean-medecin-resistant-ecrivain-de-genie-et-lyonnais.html

Jean Reverzy , médecin, résistant, écrivain de génie et Lyonnais, est une des figures les plus marquantes de la vie littéraire en France des années cinquante.

Né le 10 avril 1914 à Balan, près de Lyon, fils d'Abel Reverzy, originaire d'Auvergne et du Bourbonnais, capitaine au 34e régiment de Zouaves à la personnalité complexe, anti-dreyfusard, dévoué à son idéal militaire mais aussi, poète à ses heures et de Norah McNamara, anglo-irlandaise issue d'une famille de marins ayant émigré du Comté de Clare, au nord de l'Irlande[1] en pays de Galles au début du XIXème siècle.

Dès les premiers mois de la Grande Guerre, le père meurt au combat [2] : toute l'enfance de Jean Reverzy restera empreinte d'une atmosphère de malheur.

En 1925, il entre au collège des Chartreux à Lyon et y poursuivra ses études jusqu'au baccalauréat, en 1931.

C'est de cette époque que datent les premiers essais littéraires de Reverzy, poèmes et essais symbolistes imprégnés d'admiration pour ses auteurs favoris : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Stevenson, Conrad, Jack London, Melville et Chateaubriand [3].

Dure épreuve pour un adolescent : l'académicien à qui il avait envoyé ses premiers poèmes lui renvoie un jugement négatif mais cela ne changera en rien la fascination que garde Reverzy pour l'écriture.

A cette époque, proche de l'Action Française; il milite, ainsi que sa sœur chez les Camelots du Roi.

En 1931 il passe son baccalauréat et s'inscrit au lycée du Parc en classe préparatoire de mathématiques spéciales pour y préparer son admission à l'Ecole navale. Cependant, en raison d'une acuité visuelle jugée défectueuse, Jean Reverzy ne pourra jamais donner suite à sa vocation de marin [4].

Plongé dans une sorte de désarroi moral, il en sort avec un jugement profondément pessimiste sur la condition humaine, jugement qui ne le quittera plus jamais. Il fait alors un bref séjour dans un préventorium de Haute Savoie et c'est là qu'il va commencer à écrire, d'abord un Journal puis de brèves nouvelles. Il lit beaucoup : Schopenhauer, Nietzche et Freud.

En 1932, Jean Reverzy décide d'entreprendre des études médicales. En 1934, il est nommé Externe (8ème de sa promotion), puis, en 1938, admis sur la liste complémentaire à l'Internat des Hôpitaux Civils de Lyon pour être titularisé en 1939. il commence alors un internat qui va le conduire dans plusieurs hôpitaux lyonnais : l'Antiquaille, le nouveau Centre anticancéreux, l'hôpital Grange-Blanche et l'hôpital de la Croix-Rousse.

C'est à cette date qu'il va rencontrer Marie-Françoise Aubert qui devait devenir beaucoup plus tard sa seconde épouse.

Durant son internat, il commence à écrire quelques récits de son apprentissage médical et renonce peu à peu à ses anciennes convictions politiques.

Il prépare une thèse sur l'Epithélioma du rein chez l'enfant qu'il va soutenir en février 1940.

 

En septembre 1940, survient une nouvelle déception : il avait publié dans les "Cahiers semestriels de l'Internat" un article teinté d'ironie sur la "drôle de guerre" (et les convictions "pétainistes"...) de quelques uns de ses collègues. Traduit en conseil de discipline, il se voit contraint de démissionner des ses fonctions d'interne.

En novembre 1941, Jean Reverzy entre dans la résistance. Admis dans le réseau du Colonel Beauregard, il en assure le servie médical, avec un de ses collègues, le Dr Peissel.

Le 17 novembre 1942 est célébré son mariage avec une Montpellieraine, Noémie Birot dont il avait fait la connaissance par l'"Association des fils de tués de la Grande Guerre". Mais Reverzy va se séparer d'elle dès février 1943 et divorcera cinq ans plus tard. Jamais, jusqu'à sa mort il ne va cesser d'être poursuivi par son ancienne épouse d'innombrables recours judiciaires.

A partir de 1943, Jean Reverzy commence à exercer la médecine et notamment à Montchat, un des quartiers populaires de Lyon, en tant que remplaçant du Dr Laforet célèbre en son temps pour avoir été médecin de Maurice Utrillo.

Lors de l'occupation, Reverzy s'engage dans la Résistance aux cotés du Dr Peissel. Il sera arrêté à Lyon par la Gestapo en juillet 1943 et va rester emprisonné plusieurs mois au fort de Montluc [5][6]. il n'en sortira que grâce à l'intervention d'un interprète suisse, Gottlieb Fuchs [7]. Il va alors quitter Lyon pour se réfugier dans l'Allier et rejoint en août 1944 le maquis de Voussac dans la forêt de Tronçais au Camp Henri-Barbusse, dans la 1219ème Compagnie dont il va devenir médecin-chef. Il va être affecté à l'état-major FFI de Montluçon et adhère alors au Parti Communiste. il va alors se lier à Marie-Françoise Aubert avec laquelle il se mariera en secondes noces en septembre 1949

A la fin de la guerre, Reverzy s'installe comme médecin généraliste à Montchat délaissant peu à peu ses activités de militant communiste. Son fils, Jean-François, naît en 1945

Dès 1945, il effectue de nombreux voyages durant ses vacances d'été : d'abord en Irlande, pour retrouver les traces de sa mère, puis en Norvège (où sa sœur Marie-Antoinette s'était mariée) 

En Octobre 1952, Reverzy part séjourner trois mois à Tahiti : expérience décisive pour sa carrière d'écrivain. De retour à Lyon, pris, dit-il, "du besoin d'écrire", il va rédiger des articles de journal dont "Souvenirs de Gauguin à Tahiti" et "A Bora Boira avec le souvenir d'Alain Gerbault" ainsi que plusieurs romans dont il adresse le manuscrit aux éditeurs.

Son premier roman, Le Passage, publié en 1954 par les éditions Julliard trouve un succès immédiat auprès du public. Le livre sera vendu à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires et obtient le prix Renaudot.


Le succès va peu changer l'existence de Jean Reverzy qui demeure le médecin de l’avenue Lacassagne apportant ses soins à tous les déshérités d'un faubourg populaire. Il ne participera que fort peu à la vie littéraire lyonnaise. S’il se rend parfois aux rencontres hebdomadaires de la revue Résonances, il reste toujours en retrait des autres écrivains.

En février 1955, Reverzy voyage en Roumanie et en Hongrie, à l'invitation d'une association d'écrivains communistes. Traumatisé par sa découverte de l'univers totalitaire, Jean Reverzy rompt avec le communisme mais demeure très "engagé", prenant position, à diverses reprises, contre la guerre d'Algérie.

Le second roman de Jean Reverzy, Place des Angoisses, est publié en 1956. L'année suivante, Jean Reverzy va passer plusieurs semaines en Bretagne, à Paramé où il écrit son troisième roman Le Corridor et Le silence de Cambridge.

Il fait alors connaissance de Maurice Nadeau qui lui fait découvrir la littérature contemporaine: James Joyce, Jean Genet, Michel Leiris, Samuel Beckett et Henri Miller. Par la suite, Reverzy va également se lier avec Charles Juliet, ancien étudiant en médecine et auteur d'œuvres profondément marquées d'anxiété ("Lambeaux", "L'année de l'éveil").


En 1958 Reverzy publie son troisième roman, "Le Corridor" qui est favorablement accueilli par la critique mais à présent, il ressent d'étranges malaises dans lesquels il voit l'annonce d'une fin prochaine [8].

Le 9 juillet 1959, Reverzy meurt soudainement d'infarctus du myocarde. Sa mère, Norah McNamara, ne lui survivra que de quelques mois.

Œuvres

Outre ses principaux ouvrages: "Le Passage" (1954), "Place des Angoisses" (1956) et "Le corridor" (1958), Jean Reverzy a laissé de nombreuses œuvres posthumes : Le silence de Cambridge, Le souffle (première version du Corridor), À la recherche d'un miroir, La vraie vie et Le Mal du soir [9]

L'ensemble des manuscrits a été légué à la ville de Lyon pour être conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon. 

Le Passage (1954)

 

Récit à la fois mystérieux mais crûment réaliste qui raconte l'histoire d'un homme nommé Palabaud, qui revient à Lyon, après des années passées en Océanie, "pour y crever" d'une tumeur monstrueuse du foie. Le médecin narrateur ne pourra guère qu'accompagner le dernier parcours de cet homme encore jeune qu'il voit renoncer peu à peu à toute pensée, à tout souvenir et même tous ses rêves d'une Polynésie qui peut-être n'existe déjà plus.

Au contact de la mort "se dissipe cette faculté suprême et inutile : l'intelligence et il ne reste à celui qui s'éteint qu'un seul recours : le regard ". Cette seule certitude que possèdent les hommes, la "conversion à la mort", est le mystère, chaque fois renouvelé, du passage de la vie à la mort.

Place des Angoisses (1956)


Le second roman de Jean Reverzy est consacré au "Maitre" qui l'avait si profondément marqué durant ses études, celui qu'il appelle le "Professeur Joberton de Belleville" et qui règne en despote dans son service.

Le jeune étudiant parvient à percer l'intimité du Maître qui lui a demandé de traduire un article anglais (n'est-il pas, tout comme Jean Reverzy, anglophone de naissance ?). Il est ainsi invité à dîner Place des Angoisses; au domicile du Professeur qui le présente à sa femme et son fils. Le souvenir de cette soirée sera évoqué avec des subtilités d'analyse que n'auraient pas reniées Marcel Proust : "ce dîner de la Place des Angoisses garda longtemps pour moi les prestiges d'une histoire douteuse, aux allures de fable, imaginée dans le demi-sommeil, et qu'il me sembla, au fil des années, mieux comprendre".

Le Corridor (1958)

Cette œuvre insolite tente d'apporter une nouvelle écriture qui décompose en facettes multiples la personnalité des personnages mais le livre publié en pleine vogue du "Nouveau roman" fut diversement apprécié de la critique.


Le Silence de Cambridge

Le livre tourne autour du thème obsédant d'un procès et tout rappelle ici combien Jean Reverzy lui même, après son divorce d'une première épouse, avait souffert de la machine judiciaire. En fin de compte, la vie apparaît, au sens pleinement kafkaïen du terme, comme un procès où auquel il faut comparaître chaque jour, un procès chaque jour en révision

Lyon, la "ville mère"de Jean Reverzy

Jean Reverzy exerçait avenue Lacassagne, dans un quartier miséreux, fait d'usines et de taudis, appelé, non sans ironie, "Sans soucis". Il y logeait, nous dit son fils, Jean-François Reverzy[10] "au quatrième étage, dans un appartement, ou plutôt, un espace vide ne comportant que l'essentiel : quelques chaises, pas de livres sinon dans une vieille bibliothèque, un ouvrage de patrologie latine héritée d'un curé de Cressanges.... il méprisait toute possession d'objets ou de biens matériels...Au rez de chaussée le cabinet médical aux allures de tombeau, tout aussi dépouillé d'artifices. Seules de médiocres photos de Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé viennent rompre la monotonie jaunâtre des murs. La salle d'attente ne désemplit pas mais la misère des consultants l'oblige le plus souvent à l'exercice gratuit de la médecine [11]."

Reverzy, nous dit son fils [12], aimait Lyon par dessus tout : il en chérissait "les mystères, les brumes et les fleuves courant vers d'invisibles horizons de lumière". Il nous en donne dans Place des angoisses une description remplie de fantasmes : "C'était le temps des brouillards ; dès Octobre, il s'établissait sur la ville, comblant le vide des rues et des places, voilant les collines, amortissant les bruits, emprisonnant les êtres ; il avait son odeur et sa saveur. Grâce à lui la nuit se prolongeait jusqu'au milieu du matin ; au début de l'après-midi seulement, l'univers vaporeux, pour une heure s'éclairait ; un rayon fugitif tombait sur les squares, ou le bronze des statues luisait de sueur froide, et sur les fleuves coulant vers d'invisibles horizons de lumière."

Le médecin

Jean Reverzy n'a que peu d'indulgence pour l'hôpital, lieu où patients et médecins perdent peu à peu dans la grisaille de la routine quotidienne, toute humanité : "Je n'eus de surprise que devant les demis-vivants allongés sur les lits et manœuvrant aux ordres bref du Maître et de ses disciples. En trois heures, j'appris tout du dialogue sommaire de la médecine hospitalière et de la maladie populaire." "...Les malades) attendaient la venue du cortège; les heures et les jours coulaient; ils ne cherchaient pas à comprendre: leur maladie serait ce que voudraient les médecins."[13]

Les portraits de médecins ne manquent pas, ainsi, dans le Passage : "Fixé dans ma ville, j'étais devenu le médecin d'un quartier malheureux; j'avais accepté ce destin et un horizon de hautes maisons misérables. Des infiniment pauvres, des intouchables puis des ouvriers, des employés chétifs avaient frappé à ma porte: je les avais soignés comme, là-bas, j'eusse soigné les lépreux. Tout le jour, ils venaient s'étendre sur mon divan brûlé par leur fièvre, verni par la sueur de leur angoisses".

Dans le cas de Palabaud, le héros du " Passage", il ne peut être question de guérison : le médecin écoute, observe, examine le malade qu'il va accompagner jusqu'au bout de son long parcours. Il va tout faire pour ménager la dignité de son malade "Mes scrupules et mes craintes peuvent paraître excessifs: Palabaud serait bien mort n'importe où!...Dans un hôpital, je voulais qu'[il] évitât la salle commune et la curiosité des étudiants [14].".

Selon une logique Kafkaïenne, le livre ne prend fin qu'à l'autopsie décrétée par les médecins d'"intérêt scientifique". C'est la réalisation décevante d'un souhait noble de connaissance qui ne sera jamais satisfait"[15] car le cadavre ne livrera jamais ses secrets. Il ne reste qu'à attendre l'entrée en scène d'un personnage venu tout droit d'une pièce de Samuel Beckett : le garçon de la salle d'autopsie...!

Autre thème récurrent chez Reverzy, la fatigue du médecin : "L’histoire d’un médecin est celle de sa lassitude ; son drame celui d’un épuisement surmonté. il devient "celui qui, au lieu du rêve, ne dispose plus que du chien et loup de la Veille fatigante "[16]

"Incarcéré dans le présent, hanté par la menace des murs chancelants et du sol inconsistant, j’étais de retour au monde incohérent de la fatigue. Des ombres se frôlaient ; des mains vaines se tendaient vers moi. Dans l’air compact, de loin, me parvenait le bruit étouffé d’un mot que mon cerveau de bois ne pouvait espérer comprendre qu’après des heures ou des années de réflexion exténuantes. La nuit qui s’entrouvrait devant moi m’accaparait une fois de plus, et je frissonnai au milieu de ses inexorables noirceurs, que consolait la lumière des lampadaires tombant sur le macadam écorché des trottoirs où je traînais le pas"[17].

 

C'est un "Voyage au bout de la nuit", le même voyage qu''avait fait le Dr Destouches alias Ferdinand Bardamu [18] alias Louis Ferdinand Céline autre écrivain médecin mais Reverzy, lui, reste avant tout un médecin écrivain...

L'homme

Jean Reverzy avait l"encre dans le sang":

"Très tard, au décours de ma vie, à l’âge des grandes sécheresses, il m’advint de vouloir écrire. Non une page, mais des pages, un livre, des livres. Projet encombrant que longtemps je traînai derrière moi, hésitant à m’en délester : le seul poids d’un stylo me brisait le poignet. Et cependant un soir, surmontant ma lassitude, je me mis à l’ouvrage."..."Dans les gravats du langage, j’ai trié des mots, un à un, pour les juxtaposer jusqu’à me contempler dans leur assemblage. »[19]

L'encre dans le sang" mais aussi ...un "sang d'encre" :

"La mort, étrange associée à ma vie! Le premier jour où sa main se posa sur mon épaule, je ne me doutai pas qu'elle m'accompagnerait si longtemps. Plus tard, comme une vieille douleur, je me suis pris à l'aimer. Récompense de tant de marches, de gestes et de paroles jetées à des êtres dont je n'ai pas retenu le nom, elle demeure comme le souvenir de leur passage et du mien. Et si je redoute encore la mort, malgré la certitude d'un néant mérité, c'est par crainte que rien ne subsiste du merveilleux fardeau accroché à mes épaules."[20]

C'est à Gannat que j'ai ressenti le mal pour la première fois, dans une épicerie où j'allais faire les commissions pour ma grand-mère [...]. Je sais maintenant que c'est l'odeur de la maladie et de la mort [...]. Mais combien d'années ai-je mis à l'apprendre ? Combien d'agonies ai-je dû partager ? Les livres ne m'ont pas servi à grand-chose..."[21]

"Et [il] prit place parmi les morts privilégiés: le souvenir du vieillard épuisé, en révolte contre sa lassitude, luttant par de lents mouvements des bras et des jambes soulevant son édredon, s'accordait déjà à cette fatigue qui chaque jour me gagnerait davantage[22]"

Le médecin de la Place des angoisses est un homme sans illusions : "Je ne voulais rien comprendre, parce que rien d’humain ne se comprend, mais j’avais trouvé ma place au milieu des hommes."[23]

Le message de la pensée reverzienne nous est donné dans sa correspondance, ainsi cette lettre écrite de Tahiti à son fils[24] ."'...La vie d’un homme consiste à réaliser les rêves d’un enfant,... il ne faut jamais faire comme tous les autres, ... la ténacité triomphe de tous les obstacles. Amen."[25]

Conclusion

Médecin et écrivain, Jean Reverzy est un auteur emblématique de la littérature française des années cinquante.

Chacun de ses livres, nous l'avons répété à plusieurs reprises durant ces journées où notre société d'Histoire de la médecine a élu domicile à Lyon, renvoie comme un miroir l'image de Lyon, ville de brumes et de mystères, sa ville.

 

Nous avons voulu, en conclusion de cet hommage à Jean Reverzy présenter au Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation où nous étions reçus, un ensemble de photographies, portraits et auto-portraits de Jean Reverzy, héros de la Résistance, médecin et écrivain lyonnais.

Bibliographie

Reverzy Jean. Œuvres complètes. Edition établie par Jean-François Reverzy. Flammarion, Paris, 2002.

Buin Yves. Jean Reverzy, Médecin et Écrivain lyonnais (1914-1959),Thèse de doctorat de Médecine, Faculté de Médecine de Paris [1968]. Roger Wezin, Paris, 1968.

Collectif sous la direction de F. Martin-Scherrer, Lire Reverzy, Presses Universitaires de Lyon, 1997.

Collectif sous la direction de M. Gleyze, Th. Renard et R.-Y. Roche, Jean Reverzy, traces dans la ville, Vénissieux, Paroles d’aube, Bibliothèque municipale de Lyon, 1994. Recueil de contributions illustrées autour de Reverzy, réalisé pour l'exposition consacrée à Jean Reverzy par la bibliothèque de Lyon en 1994.

Juliet Charles. Jean Reverzy. L’Echoppe, Paris, 1992.

Numéro spécial de la Revue Sud sur Jean Reverzy. Sud, n° 71-72, septembre 1987)

Nadeau Maurice. Grâces leur soient rendues, mémoires littéraires. Albin Michel, Paris, 1990

Labarthe André S. Jean Reverzy (1991)(film d'une durée de 26 minutes)

Reverzy Jean-François. Préface à "Mal du soir" . Actes sud,  Arles 1986

Notes

(1) On pourrait envisager qu'il y ait ascendance commune entre Jean Reverzy et l'ancien Secrétaire à la Défense de John Kennedy mais une telle éventualité est écartée par la famille....

(2) Le capitaine Reverzy avait été cité au champ d'Honneur et c'est Jean Reverzy, âgé de 4 ans seulement, qui eut à recevoir, en 1918, la décoration de son père lors d'une cérémonie au camp militaire de la Valbonne

(3) Jean Reverzy se rendait chaque année en pèlerinage sur la tombe de Chateaubriand

(4) Toute la vie de Reverzy sera marquée d'un "appel de la mer"...

(5) A ce que rapporte Gottlieb Fuchs dans son livre "Le renard",  Jean Reverzy a subi plusieurs interrogatoires dans les locaux de la Gestapo de Lyon que dirigeait alors Klaus Barbie.

(6) On ne peut qu'évoquer ici le film admirable de Robert Bresson "Un condamné à mort s'est échappé" montrant un résistant condamné à mort tentant son évasion du Fort de Montluc

(7) Gottlieb Fuchs. Le Renard. Paris Albin Michel 1973

(8) Ce point est contesté par sa famille

(9) Écrits autobiographiques, 1935-1959, précédés d'une intéressante préface de Jean-François Reverzy

(10)  Id.

(11) Id.

(12) Jean-François Reverzy. Préface à "Mal du soir"(Editions Actes sud, Arles 1986

(13) Place des angoisses

(14) Le Passage

(15) Le Passage

(16) Place des angoisses

(17) Place des angoisses

(18) "celui qui se meut avec son fardeau"...

(19) Expériences de littérature

(20) Place des angoisses

(21) MémentoRésonnances n° 87, 15 mai 1960)

(22) Place des angoisses

(23) Place des angoisses

(24) Cf. la  note n°6

(25) Lettre adressée depuis Tahiti,  le 3 novembre 1952, à son fils, Jean-François

René Belletto

Le revenant

En quelques scènes, simples et écorchées, René Belletto plante le décor. Marc, le bien surnommé « Revenant », est au plus mal. La mine ravagée, sans un radis en poche, les nerfs en révolution, il quitte Barcelone et rentre à Lyon, sa ville natale. Sa femme vient de mourir. Son fils, « le plus beau petit garçon du monde », succombera sans crier gare à une attaque foudroyante. En attendant ces jours encore plus pitoyables, qu’un sortilège policier bourré de fausses pistes conduira jusqu’à Nice et Rome, il traîne sa misère dans des paysages lyonnais passés au crible et implacablement fouillés au corps.

Première page, premiers flux de souvenirs. Comme c’est le début des migrations d’août, l’époque des « piaillements polyglottes » et des « lèvres déformées par des injures », tout débute par la vision dantesque que tout voyageur garde de la cité : l’autoroute longeant les installations chimiques de Feyzin, l’inquiétante beauté d’une flamme hissée à hauteur des nuages, et « qui donne une idée assez plausible de l’enfer. »

L’enfer donc, tout au sud de la poisse. Une scoumoune quotidienne, à la somnolence fiévreuse, si bien racontée à la première personne qu’on est persuadé qu’il y a du René Belletto dans ces dérives. Suivre les traces de Marc, ou marcher sur les pas de l’auteur, c’est quadriller Lyon dans ses moindres mètres carrés, comme un parcours touristique, mais avec du cambouis et un peu de sang sur les cartes postales.

Paru en 1981, « Le Revenant » évoque le Lyon du début des années 70. Des images intactes, surgies d’une époque pas si lointaine et pourtant déjà fantomatique. Disparue, la regrettée librairie des Nouveautés de la place Bellecour. Écrasé par son destin, le Mammouth de Caluire. Immortels : le Rhône, la Saône, la place des Terreaux, les animaux du parc de la Tête d’Or, l’hôpital de Grange Blanche, le marché du quai Saint-Antoine, et bien sûr, Fourvière, cette «construction sans beauté». Ou encore le village de Saint-Laurent (probablement Saint-Laurent-de-Mure), à une vingtaine de kilomètres de Lyon, que Belletto résume par des métaphores bouseuses peu flatteuses. Et puis, un meurtre, au 27, chemin de Vassieux, à Caluire. Une chute fatale dans le quartier des Gratte-Ciel, à Villeurbanne. Du sexe à Sainte-Foy-lès-Lyon, dans un studio cossu, place de l’Église.

Incontournable, la lecture du « Progrès », ou d’une critique de cinéma dans « Lyon Poche », guide des spectacles qui n’existe désormais plus que sur le Net. Parmi les reprises de l’été, notre « Revenant » se laisse convaincre par un éloge de « Jerry chez les cinoques ». L’article est signé François Labret. Tiens donc ! C’est sous ce pseudo que René Belletto écrivait dans «Lyon Poche» avant de s’exiler à Paris. Partir, revenir…

« Le Revenant », POL Éditeurs et Folio poche.

David S. Tran (Le Progrès 8 juillet 2014)

René Belletto en 1981, invité de Bernard Pivot à Apostrophes
René Belletto en 1981, invité de Bernard Pivot à Apostrophes

Sur la terre comme au ciel

David Aurphet est un musicien heureux. Il a trouvé des leçons de guitare à donner dans une riche famille lyonnaise. La maison de l’élève borde le parc de la Tête d’Or. L’élève elle-même est belle à ravir et très musicienne. Sa mère, Julia Tombsthay, est une femme sensuelle et mystérieuse qui ne tarde pas à s’offrir à David. Le père, Graham, est un gros industriel et une personnalité distinguée de la ville. À côté de leur maison emménage Edwige Ledieu, une splendide créature elle aussi, mais dont la moitié du visage a été terriblement abîmée. Aussi passionnée de cinéma que David, elle le retrouve dans les salles de projection, et son magnétoscope filmera de curieuses scènes dans le jardin voisin. Sous les fenêtres de son élève, dans le parc, se promène souvent un homme élégant, Daniel Forest, que David retrouvera dans un café de Lyon. Est-ce bien un hasard ?
Comment Albéniz et Villa-Lobos conduisent David au meurtre. C’est l’étrange engrenage que décrit Belletto. Chaque personnage devient suspect. Il y a un tueur. Mais est-ce bien celui qui s’est déclaré ? Le destin est capricieux, les amours torrides et contrariées, l’humour fait résonner l’ensemble avec une gravité surprenante.

Deuxième volume de la trilogie lyonnaise, Sur la terre comme au ciel, qui a obtenu en 1983 le grand prix de littérature policière, a été adapté à l’écran, sous le titre Péril en la demeure, par Michel Deville. 

René Belletto par Didier Hénique :

René Belletto est un cas. A la fois intellectuel nourri aux grands travaux novateurs du dernier siècle (quelque part entre Joyce et Robbe-Grillet) et romancier porté aux intrigues policières les plus échevelées (quelque part entre Poe et Stevenson), le tout formant une drôle de synthèse qui rappelle finalement Queneau, Queneau l'encyclopédiste héritier de la plus pure tradition des Lumières, le mathématien, le grammairien, le maître oulipiste, on ne l'a pas oublié, qui, par une organisation faussement désinvolte de hiatus ou par un improbable néologisme, une trouvaille de langage savamment pléonastique ou encore le développement de quelque logique poussée jusqu'à l'absurde, pouvait déclencher le rire aussi infailliblement qu'un clown qui, en plus d'être un clown, aurait été un poète.

Preuve est donc de nouveau faite avec Belletto que l'artiste et l'intellectuel peuvent, non seulement se reconnaître, mais faire très bon ménage ensemble. Ainsi l'idée ne serait-elle pas toujours ennemie de l'imagination dont on nous avait naguère enseigné qu'elle procédait de la magie, autrement dit de l'inspiration tombée du ciel. A croire, avec ce gaillard, que l'un ne serait peut-être tout compte fait rien sans l'autre. Tant il est vrai que chez cet écrivain les deux se nourrissent au fond l'un de l'autre, attribuant du coup un cadre commun à des registres qui nous paraissaient jusqu'alors inconciliables, la quête du sens et la fantaisie la plus débridée, des registres jouant ici sans cesse à cache-cache entre eux, se poursuivant, se rattrapant, sans que le lecteur, éberlué, sache d'abord lequel, de l'intellectuel rigoureux ou de l'artiste malicieux, il y aurait lieu de croire d'abord, et même s'il n'existerait pas encore un troisième lascar voire un quatrième, un cinquième cachés là-derrière qui feraient coucou avant de disparaître successivement. Et ainsi de suite.

Disons que cette oeuvre ressemble à une effusion inépuisable de masques en trompe-l’œil nés l'un de l'autre, tours de passe-passe, chausse-trappes et trucages, le tout, baigné d'un halo de mystère enjoué et parfois franchement rigolard, orchestrant ce qui forme dans la plupart des romans le mouvement en tire-bouchon d'une implacable machination conçue par quelque cerveau génialement intelligent (Voir Le revenant, Sur la terre comme au ciel ou L'enfer). Ou d'une succession de hasards provoqués par l'esprit abracadabrant du héros (comme dans La machine), ce qui ne change pas grand-chose, au reste, puisque, dans un cas comme dans l'autre, le résultat est le même : nous restons dans l'ordre de la manipulation. Soit par un ennemi extérieur, qu'il faut retrouver à tout prix (comme dans les trois premiers livres cités), soit par un autre ennemi : intérieur celui-ci, soi-même (comme dans le dernier titre signalé ci-dessus) !

Quoi qu'il en soit, voici le dit héros -en général célibataire, séducteur vaguement espagnol, gratteur de guitare, mélomane et accro de matériel HI-FI- précipité du jour au lendemain dans les affres d'un effroyable jeu de pistes où se succèdent sans coup férir : menaces, traques, disparitions, meurtres, incendies criminels, amours marquées au sceau de la suspicion, etc.

Machination, hasard : il n'est pas toujours facile de faire la part de l'une et de l'autre. D'autant plus que Belletto exploite l'ambiguïté à l'intérieur d'un même livre, parfois (comme dans Créature, où les aventures du héros le conduiront à des milliers d'années-lumière de la terre : cela nous vaut un de ces morceaux de bravoure dignes des meilleures superproductions cinématographiques. Le héros de Créature ne rêve-t-il pas ce qu'il nous raconte lorsqu'il se livre à toutes sortes d'hypothèses sur le continuum spatiotemporel et sur les incidences en résultant sur le destin des Terriens et de leur Histoire ? L'ambiguïté trouve alors un point d'incandescence absolument décoiffant. Nous nous trouvons en pleine science-fiction, ou en plein fantastique, c'est selon.

Mourir ne dépayse pas. Enfin, façon de parler d'un univers où, on l'aura compris, tout devient friable. Les familiers de Belletto ne seront pas déçus. Les autres, on leur recommandera de remiser une fois pour toutes l'ensemble de leurs acquis et de leurs habitudes -de pensée et de vie : le thème du sosie s'illustre dès le départ dans la conception même de l'oeuvre. Une oeuvre en forme de diptyque dont chaque pendant, pour raconter une histoire a priori distincte, renvoie néanmoins à l'autre par un subtile jeu de parallèles récurrents : d'ailleurs, l'un s'intitule "Un ancien testament" et l'autre "Mourir - Un nouveau testament". Dans les deux est évoqué un cahier retrouvé par hasard, et contenant le journal intime d'un homme dont tout paraît indiquer qu'il est mort depuis longtemps. Le lecteur se demande au fil des pages si cet homme ne serait pas le même dans les deux histoires puis peu à peu si cet homme, en définitive, ne serait pas le narrateur lui-même ; si les deux histoires n'en formeraient pas qu'une seule enfin. Dans la première partie, Sixte nous confie qu'il vit dans un hôtel étrange : Les trois petits étages de l'hôtel de la Vermine et des Rats croupissaient, entassés au fond d'une impasse, dans le XIIème arrondissement de la ville. C'est là que je mourais. Cet hôtel est tenu par un homme répondant au nom de Luc M. : Parfois, rôdant la nuit dans les couloirs, traqué par l'insomnie, j'apercevais un pan d'habit disparaissant à un angle. Je me précipitais : le propriétaire, errant lui-même, de sa démarche de monstre, dans les couloirs étroits, visqueux et mal éclairés de son établissement maudit. Tiens, Sixte ! Comment allait Sixte ? demandait-il alors. Eh bien, comme il voyait, disais-je. Et lui, comment allait-il ? Eh bien, comme d'habitude, les pieds devant, répondait-il, avec une grimace noyée de salive crépitante qui était sa façon de signifier l'hilarité. D'où vient l'impression que ces deux hommes ne sont pas de ce monde ? Le ton de la noirceur la plus abrupte, sans doute, l'atmosphère irréelle aussi : chacun erre, rôde, semble toujours attendre quelque chose ou quelqu'un dans ce qui s'apparente aux limbes telles que nous les imaginions. Puis Sixte s'enfuit de son hôtel, se retrouve dans un appartement inconnu où il trouve deux lettres : celle d'un mari, Louis M., qui écrit à son Armelle bien-aimée (car il l'aime !) pour lui annoncer qu'il est parti définitivement (Je ne rentrerai pas chez nous ce soir. Je partirai loin et ne reviendrai plus) et celle d'un ravisseur informant Louis M. qu'il a enlevé Armelle. Puis le téléphone sonne : Monsieur Louis M. ? et Sixte de répondre : Oui. Et c'est le début d'une aventure.

Deuxième partie : Je décidai de me faire passer pour mort aux yeux d'Anita. Pourquoi une telle entreprise, aussi extraordinaire, et aussi cruelle en apparence ? Parce qu'il n'y avait pas d'autre issue. Il n'y avait pas d'autre issue si je voulais que notre amour durât, de quelque manière que ce fût. Début paradoxal rappelant le précédent, identique cheminement : Je t'aime, donc je pars. Cette deuxième partie reprend l'essentiel des thèmes de la première, en les développant plus longuement, défiant pour le coup, comme dans Créature, les lois les plus élémentaires du temps, de l'espace et de l'identité, multipliant les clins d'oeil et les raisonnements les plus hilarants à l'intention du lecteur emporté dans un curieux bal de têtes : Premièrement, je ne croyais pas volontiers à l'existence des sosies -à peine plus, d'ailleurs, à celle de frères jumeaux ou de frères siamois. J'y croyais parce qu'on est bien forcé de croire, parce qu'on ne peut nier ce qui est, mais quelque chose en moi disait non. Or, à la fin de cette histoire, je rencontrai bel et bien mon propre sosie, un homme qui semblait être moi-même et qui ne l'était pas.

A retenir en outre un exposé de linguistique analysant méthodiquement l'évolution du mot prison à travers les siècles, depuis son apparition à l'époque même où le fier Spartacus rompait son esclavage jusque maintenant. Non seulement cet exposé apprend beaucoup, et avec quelle drôlerie !, il fournit aussi une passerelle pour accéder à la galaxie Belletto : rien n'est jamais définitif en ce bas monde. Qui l'ignorait ? Mais Belletto, dans une langue toujours classique, va plus loin que le simple énoncé d'un cliché : il fait table rase de toutes les conventions qui passaient jusque-là pour seules raisonnables. Méfiez-vous. Tel est le mot d'ordre. Parfois vous croyez vivre alors que vous rêvez et parfois vous croyez rêver alors que vous vivez. Etes-vous sûr d'être vous, seulement, et pas quelqu'un d'autre ? Etes-vous sûr d'être vivant, au moins ? Nous sommes dans l'ère du soupçon.