Questions de race ; et de l'usage des tests ADN en généalogie


Dans la revue en ligne "La Vie des idées" le 31 mars 2014, l'article ci-dessous pose les problèmes très actuels dont les enjeux dépassent largement les questions de généalogie :

 

Un nouveau paradigme de la race ?

par Claude-Olivier Doron & Jean-Paul Lallemand-Stempak , le 31 mars

Domaine(s) : Politique | Société

Dossier(s) : La race : parlons-en

Mots-clés : race | génétique | anthropologie | sciences sociales | sciences

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Juristes, anthropologues et sociologues multiplient depuis quelques années les études portant sur le retour du concept biologique de race dans la recherche médicale, le domaine médico-légal ou la généalogie. Ils montrent ainsi, dans une optique latourienne, comment les données ADN en apparence les plus neutres et les plus techniques mettent en réalité en jeu tout un ensemble de valeurs, de choix et de rapports sociopolitiques et économiques.

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Un nouveau paradigme de la race ? (PDF - 209 ko)

Recensés : Bliss, C., Race Decoded. The Genomic Fight for Social Justice, Stanford University Press, 2012, $24.95 ; Kahn, J., Race in the Bottle : the Story of BiDil and Racialized Medicine in a Post-genomic Age, Columbia University Press, 2013, $27.00 ; Schramm, K., Skinner, D. & Rottenburg, R. (dir.), Identity Politics and the New Genetics, Bergahn Books, 2012, $99.00 ; Wailoo, K., Nelson, A. & Lee, C. (ed.), Genetics and the Unsettled Past, Rutgers University Press, 2012, $28.45.

Dans une tribune publiée en mai 2013, le biologiste Michel Raymond et la romancière Nancy Huston croyaient nécessaire de rappeler à la communauté des sciences sociales que l’existence de « races » au sein de l’espèce humaine constituait un fait biologique incontestable, établi par les plus récents progrès de la génétique. On y apprenait, par la même occasion, que la génétique « se contente de décrire » ces « réalités », sans « aucun jugement de valeur », tandis que les « sciences sociales » faisaient, elles, preuve d’une ignorance coupable envers les progrès de ladite génétique. Pourtant, on ne compte plus depuis quelques années les travaux d’anthropologie ou de sociologie qui se penchent sur les recherches que les généticiens consacrent à la diversité biologique humaine. Les sciences sociales ont pris très au sérieux le fait que les nouvelles techniques d’analyse des polymorphismes génétiques et la possibilité d’estimer des ascendances biogéographiques les obligeait à affiner leurs discours et à sortir de l’affirmation un peu simpliste : « les races sont de pures constructions sociales qui n’ont aucune réalité biologique ». Néanmoins, en allant voir comment les polymorphismes génétiques sont identifiés, analysés, corrélés à tel ou tel groupe etc., elles ont montré aussi combien ces « réalités » que la génétique se bornerait à constater étaient les produits complexes d’une série d’opérations, dont chacune impliquait des choix, des jeux de valeurs et des hypothèses et elles ont étudié quels effets ces nouvelles techniques génétiques avaient en matière de définition de nouvelles identités politiques et personnelles. Nous présenterons ici quelques résultats issus de récents ouvrages américains traitant de ces questions. Très divers dans leurs thématiques, qui vont de la pharmacogénomique à l’analyse des rapports entre génétique et discours de la parenté, ces travaux se rejoignent par la discipline dont sont majoritairement issus leurs auteurs : l’anthropologie, qui leur permet de nous faire entrer, en s’appuyant sur des entretiens et des enquêtes de terrain, dans le détail des manières dont généticiens et chercheurs en biomédecine élaborent leurs données et leur donnent des sens en accord avec leurs valeurs et leurs engagements sociopolitiques.

Brève généalogie du savoir génomique sur la diversité humaine

En se centrant, dans la première décennie du XXIe siècle, sur les variations du génome et l’analyse des polymorphismes nucléotidiques, la génomique a redonné une certaine légitimité à une notion, la ‘race’, que la génétique avait en apparence récusée depuis la fin des années 1970. La plupart des premiers travaux visant le décodage du génome humain avaient plutôt insisté sur l’homogénéité du patrimoine génétique humain, au point de considérer les variations comme infiniment négligeables dans leur entreprise de reconstruction d’un génome complet à partir d’échantillons diversifiés. Ils aboutirent à la célèbre déclaration de Bill Clinton, en juin 2000, selon laquelle le décodage du génome avait établi que « en termes génétiques, tous les êtres humains, quelle que soit leur race, sont identiques à 99.9 % ». Cette déclaration masquait mal certaines tensions qui se sont affirmées depuis.

En effet, le présupposé selon lequel la « variation », si réduite fût-elle, était négligeable, avait été critiqué dès l’origine par certains généticiens des populations et, en particulier, Luca Cavalli-Sforza qui depuis longtemps étudiait la manière dont la répartition géographique des polymorphismes génétiques fournissait des informations sur l’histoire des groupes humains [1]. Cavalli-Sforza et ses collègues montèrent, en complément du Human Genome Project, un Human Genome Diversity Project (HGDP) visant à identifier et préserver la biodiversité génétique intra-humaine, en opérant de manière privilégiée ses prélèvements dans des populations relativement isolées, caractérisées par des liens culturels et linguistiques préexistants. Ils s’appuyaient en particulier sur le Centre d’Études du Polymorphisme Humain, créé en 1984 par Jean Dausset. Si le HGDP rencontra de nombreuses difficultés, son ambition fut reprise ensuite dans une série de projets (Hapmap Project, 1001 Genomes Project, Genographic Project, etc.) visant à répertorier la diversité génétique intra-humaine et à la stocker dans des bases données en ligne, aisément accessibles à tout chercheur, sans parler des différents projets portés par des entreprises privées.

Cet intérêt pour la diversité génétique a participé aux États-Unis à l’émergence d’un nouveau paradigme de politique de santé publique, que Steven Epstein qualifie d’inclusion, dont la logique générale est de se focaliser sur les différences de genre, de « race » ou d’âge, sur la manière dont elles influent sur les inégalités de santé et les réactions aux traitements — et d’inclure systématiquement cette diversité dans les protocoles de recherche [2]. Dans ce contexte, un travail d’alignement entre les catégories administratives issues du recensement américain et de l’Office of Management and Budget, qui permettent de définir la race et/ou l’ethnicité des individus, et les catégories utilisées dans la recherche et la pratique médicales est à l’œuvre. Comme le montre Catherine Bliss, cette logique d’inclusion volontariste est le plus souvent, en médecine et en génétique, le fait de chercheurs engagés, issus des minorités, qui lient explicitement leur logique de recherche et un engagement éthico-politique pour réduire les inégalités de santé dont souffrent leurs communautés. Ce faisant, les catégories de « race » ou d’« ethnie » n’apparaissent plus comme des catégories négatives, vectrices de domination, mais comme des outils stratégiques « positifs », permettant de dénoncer et de réparer des inégalités. Elles sont mobilisées dans une forme de « racialisme antiraciste » qui vise à manifester les inégalités liées à la « race » (dont la conception oscille entre le social et le biologique) pour les combattre à travers des mesures spécifiques. Ces combats, qui s’emparent des nouvelles données de la génétique, s’inscrivent dans le cadre plus général de l’affirmation des diverses identités ethniques et la quête des « racines » au croisement du politique, de l’herméneutique de soi et d’entreprises mercantiles, qui marque les États-Unis depuis les années 1970-1980 [3].

Le nouveau paradigme de la ‘race’

Face à ces évolutions, les sciences sociales ont oscillé entre deux positions : répéter, en les affinant, des positions déjà affirmées (les « races » sont de purs construits sociaux, ne renvoyant à aucune réalité biologique ; les évolutions actuelles de la génétique marquent, sous le terme plus neutre d’« ascendances biogéographiques », un « retour de la race » chargé des mêmes menaces et des mêmes biais que le racialisme antérieur) ; ou être plus attentives aux nouveautés contenues dans les progrès récents de la génomique et à la complexité de leurs usages. La majorité des auteurs ici recensés partagent cette deuxième vision. L’un des constats partagés est que l’affirmation brute selon laquelle les « races » sont de purs construits sociaux doit être abandonnée parce qu’elle ne rend pas compte de manière assez fine de la façon dont fonctionne aujourd’hui le savoir génétique sur la diversité humaine. L’idée que la « race » est un construit social est largement admise par les généticiens eux-mêmes mais cela n’exclut pas, à leurs yeux, qu’elle a aussi une réalité biologique. L’ascendance biogéographique est même explicitement présentée comme la « composante biologique de la race ». Ces chercheurs en génétique sont les premiers à reconnaître que les catégories raciales qu’ils mobilisent sont des constructions sociales approximatives et imparfaites. À l’alternative : « races »=réalités biologiques/ « races »=construits sociaux, ces chercheurs substituent ce que Bliss appelle « le paradigme sociogénomique de la race » [4]. À la notion de « construction sociale » nos auteurs préfèrent donc une vision latourienne attentive aux opérations de traduction, de circulation et de durcissement de ces « entités » entre laboratoire et société, entre les différentes institutions, les différents champs d’expertise ou le passé et le présent [5]. Autrement dit, il s’agit de mettre à jour tout le travail complexe de définition des objets, d’alignement des catégories utilisées avec d’autres catégories préexistantes ; le travail de construction des logiciels et des technologies mobilisées, en explicitant les hypothèses qu’ils intègrent et leurs limitations ; le travail d’inscription de valeurs et de choix éthico-politiques, qui déterminent les intérêts des chercheurs et leur manière de présenter leurs résultats.

Ces analyses ont pour premier mérite de discréditer un discours régulièrement mobilisé par les entreprises de généalogie génétique comme par divers chercheurs : celui de l’ADN comme « truth machine », document absolument objectif et, contrairement à tous les autres, ne dépendant pas d’interprétations. La réalité est tout autre : pour être transcrites en entités maniables, à la fois dans la recherche, dans le commerce ou le social, qui puissent avoir un sens quelconque, il faut que les informations ADN soient assignées à des groupes et à des catégories qui ont des noms, des limites et une histoire. Centrale est ici la construction des populations dont les polymorphismes nucléotidiques sont censés être les marqueurs objectifs. Dans l’ouvrage dirigé par Wailoo et al., l’anthropologue Nina Kohni-Laven montre, par exemple, que la construction des bases de données génétiques au Québec a impliqué la mobilisation d’un ensemble d’informations généalogiques anciennes issues des registres de l’Église, mais en projetant sur ces informations des lignes de partage nettes et fixes entre Canadiens français et aborigènes indiens qui ne correspondent absolument pas à la réalité historique. Étudiant quant à eux l’usage des catégories « tribales » qui définissent le matériel génétique de l’Afrique sub-saharienne dans les bases de données issues du HGDP, les africanistes Braun et Hammonds démontrent de même comment elles héritent d’un travail de délimitation, d’homogénéisation et de figement des identités, entamé par les missionnaires puis l’anthropologie et la linguistique, et qui trouve son point d’aboutissement dans le système de classification standardisée des « peuples africains » élaboré par Murdock en 1959, lequel sert de base aux travaux du HGDP. Les études génétiques dépendent donc d’un travail antérieur de définition et de dénomination des populations, et donnent à ce matériel une stabilité et une solidité apparente, qui fige et homogénéise indûment des identités dans la réalité beaucoup plus fluides et éclatées.

Comme le montrent les sociologues Rajagopalan et Fujimora dans leur analyse des techniques de cartographie des mélanges de populations dans un groupe mixte (admixture mapping), ces présupposés sont d’autant moins lisibles qu’ils sont réduits à des algorithmes et inclus dans des programmes informatiques qu’il s’agit ensuite simplement, pour les chercheurs, de « faire tourner » [6]. La pratique d’admixture mapping présuppose ainsi l’existence de « populations ancestrales » relativement homogènes et bien délimitées, qui sont généralement pensées en termes de continents d’origine (Européen, Africain, Asiatique, Natives), dont les populations qu’elle étudie sont censées être le mélange relativement récent. Elle postule qu’on peut dénombrer et identifier ces « populations ancestrales » et mesurer leur contribution respective dans la population mêlée. Cette technique accomplit à la fois une « élision géographique » et une « élision générationnelle ». Géographique, dans la mesure où elle extrapole, en fait, à partir des fréquences de polymorphismes mesurées sur une population « European American » ou« African American » des fréquences réputées caractéristiques d’une population ancestrale « européenne » ou « africaine ». Générationnelle, car elle se fonde sur des échantillons contemporains pour estimer les caractéristiques des « populations ancestrales ». Les études d’admixture mapping sont donc « construites sur un amalgame de logique circulaire et de présuppositions qui renforce une certaine histoire (et ce faisant, s’auto-légitime) à chaque étape. » Or ces analyses sont utilisées systématiquement dans les généalogies génétiques voire pour identifier des groupes de suspects dans certaines affaires criminelles ; mais également mobilisées dans la recherche biomédicale pour lier telle ou telle ascendance biogéographique et un risque accru de maladie (par exemple, de cancer de la prostate chez les Afro-américains). Si les scientifiques qui ont conçu ces modèles sont en général conscients de leurs limites et d’une partie au moins des hypothèses qu’ils incluent, il leur arrive aussi de présenter leurs résultats de manière à en estomper les limites. De plus, devenus logiciels, ces modèles peuvent circuler extrêmement facilement et être appropriés par une multiplicité d’acteurs qui ne connaissent — ou n’explicitent — pas ces limites.

La race dans le champ biomédical

Le cas du BiDil, médicament racialisé commercialisé en 2004 pour traiter l’insuffisance cardiaque chez les Afro-américains et étudié par Jonathan Kahn, met en évidence la rencontre entre nouvelles pratiques de recherche génétiques, demandes sociales et intérêts marchands. Depuis le début des années 1990, l’État américain demande aux chercheurs qu’il finance d’organiser leurs données en fonction des catégories sociales de l’ethnicité et/ou de la race. Même s’ils n’y voient pas une catégorie biologique, ils sont dans l’obligation de l’utiliser pour mener leurs recherches. Les catégories créées spécifiquement pour désigner des populations très localisées sont alors comprises comme des équivalents des groupes raciaux — sans que les articles produits ne définisse la race ou justifie l’utilisation de cette catégorie [7]. Lorsqu’il est explicitement demandé à des chercheurs de le faire, les réponses vont du silence à l’embarras [8].

C’est à la faveur de ces silences que le 23 juin 2005, la Food and Drug administration (FDA), l’autorité américaine en charge de l’autorisation de mise sur le marché des médicaments, approuve le BiDil. Fabriqué par l’entreprise Nitromed, le BiDil est la combinaison des deux vasodilatateurs largement utilisés depuis les années 1980 mais dont les brevets d’exploitation devaient respectivement s’interrompre en 2007 et 2020. Son originalité ne tient pas à la nouveauté des molécules utilisées mais à son nouveau brevet racialisé, accordé par la FDA du seul fait que les essais cliniques ont été menés sur une population intégralement constituée d’Afro-Américains. Si tous les acteurs s’accordent pour dire que la race était là un substitut pour nommer des variations génétiques inconnues — un pis-aller en attendant une vraie médecine génomique personnalisée — personne ne remet en question la définition de la race utilisée. La race était simplement déterminée sur la base de l’auto-déclaration des patients tests ce qui permit par exemple à un patient qui se déclarait à 3/8 : Noir, 1/16 : Cherokee, 1/16 : Blackfoot, 1/2 : Blanc et 1/4 : Mexicain, d’intégrer l’essai.

Le BiDil est le fruit d’une collusion de logiques économiques et politiques que Kahn déconstruit avec précision. Le marché de l’insuffisance cardiaque aux États-Unis représente environ 30 milliards de dollars par an. L’idée de Nitromed était de segmenter ce marché en créant un sous marché captif, celui de la race. En démontrant dans une premier temps — de manière fallacieuse — que les Afro-Américains sont à la fois plus touchés par l’insuffisance cardiaque et moins sensibles aux vasodilatateurs communs, et en apportant ensuite une étude clinique — largement biaisée — affirmant que le BiDil était plus efficace sur cette population, Nitromed se créait un marché de niche rentable. Pour racialiser le BiDil, Nitromed s’appuya sur une nouvelle réglementation de l’État américain qui, en 1997, enjoignait le National Institute of Health et l’industrie pharmaceutique d’inclure les femmes et les minorités dans les essais cliniques. Le brevet du BiDil ne fit de cette façon que s’aligner sur l’usage des catégories raciales préconisées par l’État américain et les défenseurs de la discrimination positive. Le médicament était vu par de nombreuses organisations Afro-Américaines comme un moyen de redresser les disparités de santé pour une population historiquement défavorisée, dans la droite ligne de l’émergence du droit à la santé à la fin des années 1980, pour identifier et réduire les disparités raciales en termes d’accès au soins.

Mais en autorisant le BiDil, la FDA a ouvert la voie à une réification de la race comme catégorie biologique et génétique fonctionnelle. Le modèle de développement du BiDil a en effet servi à d’autres compagnies pharmaceutiques pour tenter d’élaborer d’autres médicaments racialisés, comme le vaccin contre le sida du laboratoire Vaxgen, censé mieux fonctionner sur les Afro-Américains, ou la Warfarin, anticoagulant du laboratoire Bristol Myers Squibb qui avait la particularité de mieux traiter les patients porteurs de certaines variations génétiques. Après que la FDA a confirmé cet effet en 2007, quelques laboratoires (23AndMe, Dna Direct, DeCode Genetics, Autogenomics) proposèrent des tests de dépistages génétiques, dont certains ciblaient directement les populations asiatiques et afro-américaines. L’argument était que les variations génétiques cibles étaient plus présentes dans ces groupes. Mais alors que ces laboratoires pouvaient facilement identifier individuellement les variations en question, ils ont décidé, selon Kahn, de mettre uniquement en avant la fréquence de ces dernières dans un groupe pour segmenter un peu plus le marché très concurrentiel des tests génétiques.

Les généalogies génétiques

 La recherche médicale n’est pas le seul domaine où les nouvelles techniques de détermination des « ascendances biogéographiques » sont mobilisées. Des généalogies génétiques dites « récréatives » sont à présent proposées par tout un ensemble d’entreprises sur internet, selon la logique du« direct to consumer ». Ces entreprises s’inscrivent dans le mouvement général, particulièrement marqué aux États-Unis et dans les diverses diasporas nord-américaines, visant à retrouver ses racines et son « soi authentique » à travers une généalogie. Mais ces logiques sont également à l’œuvre en Europe. La recherche d’ « ascendances biogéographiques » contribue à la formation de nouvelles identités biosociales, comme par exemple ces groupes qui se créent sur internet autour de tel haplotype commun sur le chromosome Y ; mais elle revigore surtout les anciennes identités, « clans », « nations », « races », « ethnies », que les nouvelles techniques génomiques tendent à inscrire dans l’ADN. [9]Dans son étude de l’entreprise de généalogie génétique suisse iGenea, Marianne Sommer montre ainsi comment les catégories des généalogies génétiques actuelles reformulent les anciennes notions de l’Ur-folk, d’Homo Alpinus et les distinctions entre les différentes « races historiques » qui composeraient la nation suisse. iGenea prétend explicitement fournir les profils génétiques correspondant aux divers « peuples d’origine » (Urvölker) qui composent la population européenne, chacun ayant « son propre langage, sa propre culture et sa propre histoire, mais aussi son propre profil ADN » et sa propre « région d’origine » (Ursprungsregion). Ces dimensions politiques et sociales peuvent prendre la forme du « jeu », comme lorsque des journaux suisses expliquent les différences entre Bâlois et Zurichois en fonction de leurs ascendances biogéographiques différentes ; mais elles peuvent être aussi investies dans des enjeux beaucoup plus graves : Sommer montre ainsi comment les analyses de l’entreprise iGenea, mais aussi diverses études de génétique des populations, ont pu être mobilisées par les Macédoniens pour défendre l’existence d’une identité macédonienne originelle [10].

Cette nouvelle « science généalogique » a également des effets importants en termes d’identité personnelle. Les Afro-américains s’avèrent ainsi de grands consommateurs des « généalogies génétiques » ayant pour but d’identifier les « tribus » africaines dont leurs ancêtres seraient originaires, l’ADN étant présenté comme le seul matériel généalogique permettant de remonter au-delà du Middle Passage, la traversée de l’Atlantique lors de la traite des Noirs. Les clients se voient ainsi décerner un certificat attestant de leur appartenance à telle « tribu » (les Mende du Sierre-Leone ou les Fulani de Guinée), accompagné d’un matériel fait de photos et de descriptions des cultures, permettant de rendre l’appartenance génétique plus concrète. Un tourisme du retour a été organisé, avec la possibilité de visiter les « tribus » auxquelles on s’est vu rattacher. Ces analyses entrent dans des stratégies très diverses selon les personnes [11]. Elles peuvent y avoir recours soit parce qu’elles souhaitent prolonger leurs généalogies, soit parce qu’elles sont à la recherche de leur « soi authentique », soit parce qu’elles veulent adopter un enfant ou investir en Afrique et préfèrent le faire dans leur tribu d’origine. De nombreuses études montrent également que ces « informations génétiques » font l’objet d’appropriations très diverses, allant du sentiment de révélation d’une vérité absolue sur sa véritable identité à des stratégies identitaires plus complexes, où certaines lignes ancestrales sont valorisées aux dépens des autres ou à des constructions plus ludiques, où l’individu jongle avec la pluralité de ses ascendances différentes. On peut d’ailleurs regretter que les études recensées ici n’analysent jamais l’usage fait de ces estimations d’ascendance biogéographique dans de multiples blogs et projets identitaires, dont l’explosion sur le web laisse augurer d’un nouvel âge du « racisme 2.0 », où s’entremêlent big data, blogs participatifs, nouvelles technologies génomiques et vieux discours nationalistes et racistes [12].

Mais s’il est en effet certain que la notion d’ascendance biogéographique peut, dans tout un ensemble de situations, renforcer et légitimer les vieilles conceptions de la « race » ou de l’ethnicité il est tout aussi certain que, dans de nombreux cas, elle les défait ou les recompose de manière radicalement nouvelle. Il est donc avant tout pertinent de s’interroger sur les jeux complexes de traduction, de mise en équivalence ou de distanciation/distinction entre ces diverses catégories, en fonction du contexte, des acteurs et de leurs valeurs, etc.. Ainsi,les scientifiques impliqués dans la définition génétique des « ascendances biogéographiques » jouent avec ces différentes catégories en fonction leur engagement politique et personnel sur ces questions. Tous défendent une forme de « racialisme antiraciste » dont les catégories sont suffisamment flexibles pour leur permettre d’osciller sans cesse entre des positions déterministes et constructivistes, mariant le biologique et le social. Il n’est malheureusement pas sûr qu’ils aient toujours pleine conscience des pesanteurs et des limites qui grèvent en fait les catégories qu’ils mobilisent, et des effets profonds qu’elles ont dans tout un ensemble de champs sociaux. C’est ici, assurément, que le rôle des sciences sociales et de l’histoire s’avère essentiel.

On peut précisément conclure la revue de ces études par ailleurs remarquables par un regret : dans l’abondance des disciplines invitées à collaborer à ces travaux, on remarque une absente de poids, d’autant plus marquante qu’elle est omniprésente, c’est-à-dire que sans cesse on y fait référence pour caractériser ce qu’on croit être des « nouveautés » et des « ruptures » entre le « concept traditionnel de race » et l’actualité. Cette absente, c’est l’histoire. Pas un historien n’est sollicité pour éclairer et complexifier la vision parfois simpliste de l’histoire du concept de race qui sert de toile de fond à ces recherches. On ne saurait pourtant analyser ce qui fait la spécificité du concept d’ascendance biogéographique et des réflexions actuelles sur la diversité humaine, que dans la mesure où l’on aura réfléchi sérieusement sur l’histoire du (ou plutôt des) concept(s) de race, en sortant des simplifications et des lieux communs. Un article de David Jones en fournit un bel exemple en s’attardant sur la figure de Werner Kalow pour démontrer qu’il n’a pas fallu attendre la « rupture de paradigme » des années 2000 pour que la pharmacogénétique ne devienne « raciale » : elle l’était depuis les années 1950 [13]. Pour pouvoir parler de « retour de la race », encore faudrait-il s’assurer que celle-ci avait réellement disparu de la génétique des populations, de la médecine et de l’anthropologie dans la seconde moitié du XXe siècle : nous sommes loin d’en être convaincus.

par Claude-Olivier Doron & Jean-Paul Lallemand-Stempak , le 31 mars


 

Aller plus loin

Bibliographie

Reardon, J., Race to the finish, Princeton University Press, 2004

Koenig, B., Soo-Jin Lee, S. & Richardson, S., Revisiting race in a genomic age, Rutgers University Press, 2008

Whitmarsh, I. & Jones, D. (dir.), What’s the use of race ?, MIT Press, 2010

Roberts, Dorothy, Fatal Invention. How science, politics and big business re-create race in the 21st Century, The New Press, 2012

Pollock, A., Medicating Race : Heart Disease and Durable Preoccupations with Difference,2012

Pauline Peretz, « Race et santé dans l’Amérique contemporaine. Entretien avec Alondra Nelson »La Vie des idées, 21 février 2012

Pour citer cet article :

Claude-Olivier Doron & Jean-Paul Lallemand-Stempak, « Un nouveau paradigme de la race ? », La Vie des idées, 31 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Un-nouveau-paradigme-de-la-race.html

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Notes

[1Voir Cavalli-Sforza, Menozzi & Piazza, The history and geography of human genes,Princeton Univ. Press, 1994. Voir aussi, en français, Cavalli-Sforza, Qui sommes-nous ? Une histoire de la diversité humaine, Flammarion, 2011.

[2Epstein, Steven, Inclusion. The politics of difference in medical research, Univ. of Chicago Press, 2007.

[3Voir François Weil, Family Trees, Harvard Univ. Press, 2013, qui resitue cette évolution dans l’histoire des pratiques généalogiques aux États-Unis depuis le XVIIIe s.

[4Voir Bliss, op. cit., chap. 3.

[5Cf. Hartigan, J., « Is Race still socially constructed ? », Science as culture, 17 (2) : 63-93.

[6Voir l’article classique de Deborah Bolnick concernant le programme STRUCTURE,« Individual ancestry inference and the reification of race as a biological phenomenon » inRevisting race in a genomic age, op. cit., p. 70 & sqq.

[7Pamela Sankar, Mildred K Cho et Joanna Mountain, « Race and ethnicity in genetic research », American journal of medical genetics. Part A, 1 mai 2007, vol. 143A, no 9, p. 961‑970.

[8Fullwiley, Duana. 2007. Race and genetics : Attempts to define the relationship.BioSocieties 2(2) : 221-237.

[9Nash, C., “Irish DNA : making connections and making distinctions in Y-chromosome Surname Studies”, in Schramm & al., op. cit., p. 141 et sqq.

[10« Do you have Celtic, Jewish or Germanic Roots ? Applied Swiss history before and after DNA », in Schramm & al., op. cit., p. 116 & sqq.

[11« Genomics en Route. Ancestry, heritage and the politics of identity across the Black Atlantic » in Schramm & al., op. cit., p. 167 & sqq.

[12Voir Doron, Claude-Olivier, « L’ascendance biogéographique : génétique des populations et généalogie des individus », à paraître in Luciani, Isabelle & Piétri, Valérie (dir.),L’incorporation des ancêtres, Presses Universitaires Aix-Marseille, 2014.

 

[13Voir David Jones, “How personalized medicine became genetic, and racial : Werner Kalow and the formations of pharmacogenetics.” Journal of the history of medicine and allied sciences 68.1 (2013) : 1-48.