Effectuant récemment des recherches dans des archives conservées à Dijon, j'ai trouvé subrepticement une liste intitulée "Liste nominative des juifs commerçants résidant à Dijon". Une date manuscrite figure en tête : 24 octobre 1940.
Cette liste de 94 personnes avec pour beaucoup les dates et lieux de naissance, les adresses à Dijon ou en "zone libre" fait immédiatement penser qu'elle a été établie pour préparer d'une part les spoliations ou "aryanisations" et d'autre part les recherches, arrestations et déportation des personnes.
Il semble que de nombreuses listes plus ou moins détaillées ont été rencontrées dans des archives municipales, départementales, consulaires ou autres, beaucoup provenant du CQJ (Commissariat aux Questions Juives).
Aujourd'hui ces listes intéressent les personnes qui effectuent des recherches historiques ; néanmoins il n'est pas possible d'ignorer les intentions qui ont conduit à leur établissement, et le fait qu'elles auraient du être détruites après la Libération.
Eric Conan avait publié un article faisant le point sur la question en 1996 dans "L'Express" que je reproduis ici
:
Les fichiers de la honte
Par Conan Eric,
publié le 04/07/1996 par L’EXPRESS
La commission établit le rôle accablant de Vichy dans le système de fichage des juifs, qui permit de mener à bien les déportations
Combien de Français savent que leur numéro de Sécu, qu'ils ont l'habitude d'inscrire en remplissant leur feuille de maladie, est la reprise d'une création de l'administration de Vichy? A l'époque, le premier chiffre de l'identification ne se limitait pas à 1 ("citoyen français de sexe masculin") ou 2 (sexe féminin). Il y avait aussi 3 et 4 ("sujet français indigène non juif"), 5 et 6 ("sujet français indigène juif"), 7 et 8 ("étranger (e)") et 9 et 0 ("statut mal défini").
Le recensement des populations fut, sous l'Occupation, une obsession permanente, tant pour les Allemands que pour Vichy. Les juifs n'étaient pas les seuls visés, mais la politique nazie de déportations massives dont ils furent les victimes à partir de 1942 se servit de ces fichiers qui devinrent des outils d'une tragique efficacité. C'est à une étude d'ensemble des persécutions anti-juives à travers les politiques de fichage que s'est livrée la commission Rémond, offrant par là même la première analyse systématique de la question. Comme dans d'autres domaines, deux logiques se complètent tout en conservant leurs styles distincts: l'efficacité nazie, orientée vers des objectifs précis, et la prétention brouillonne de Vichy, qui s'épuise à mettre en œuvre des ambitions démesurées.
Le 27 septembre 1940, une ordonnance allemande enjoignait aux juifs (français et étrangers) de zone nord de se présenter du 3 au 20 octobre dans les sous-préfectures ou, à Paris, dans les commissariats. Dans la Seine, 149 734 personnes se firent ainsi recenser (85 664 Français et 64 070 étrangers), soit 90% de la population juive du département. 20 000 autres se feront recenser dans le reste de la zone nord. Un haut fonctionnaire de la Préfecture de police, André Tulard, mit alors au point un énorme fichier (600 000 fiches) à quatre entrées: alphabétique, par nationalités, par adresses et par professions. De plus, des fiches de couleurs différentes permettaient de faire le tri entre juifs français (bleu) et juifs étrangers ou apatrides (orange ou beige).
Le deuxième grand recensement est organisé par une loi de Vichy du 2 juin 1941 qui visait les juifs, mais aussi les "biens juifs", et devait s'appliquer aux deux zones. L'idée d'évaluer la "puissance économique" des juifs, thème récurrent de l'extrême droite antisémite, était l'une des obsessions de Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives. Dès le 18 juin 1941, René Carmille, un polytechnicien du ministère des Finances qui dirigera le Service national des statistiques (ancêtre de l'Insee), propose ses bons offices dans une lettre adressée à Xavier Vallat: "Je me tiens à votre disposition pour étudier (...) un formulaire qui devrait permettre (...) de réunir tous les renseignements utiles sur les juifs, de découvrir ceux d'entre eux qui n'auraient pas fait leur déclaration, d'organiser un contrôle de l'état des biens et de leur transfert éventuel depuis la publication de la loi et en définitive d'être éclairé exactement sur le problème juif." Xavier Vallat dédaigne d'abord ces offres de services: il répond qu'il va copier le "fichier Tulard", "qui a fait ses preuves en zone occupée". Mais il doit en rabattre, ne disposant pas des moyens en hommes et en matériel. Il confie alors la mise au point de ce futur "fichier central" au ministère de l'Intérieur. Lequel se révèle bien incapable de traiter manuellement les 110 000 fiches qui affluent des préfectures de zone sud. Xavier Vallat en est donc réduit à se tourner vers René Carmille, qui, lui, sait faire face à la situation grâce à un nouveau procédé mécanographique (avec cartes perforées) utilisé par son service dans des ateliers, à Clermont-Ferrand.
Ces deux grands recensements s'accompagnèrent d'une multitude de recensements spécialisés: les "entreprises économiques juives", les "anciens combattants juifs", les "juifs entrés en France depuis le 1er janvier 1936", les possesseurs juifs de TSF, de bicyclettes, etc. Sans oublier le fichier de 28 000 "juifs connus pour raisons politiques" élaboré par les Renseignements généraux. Et la question rituelle - "Etes-vous de race juive?" - figurant dans la plupart des enquêtes de population.
Cet activisme statistique poursuit un objectif qui ne cesse de se dérober: quelques mois après chaque recensement, les informations se révèlent obsolètes. Les gens bougent... On essaie alors de les immobiliser. Ainsi, le préfet de l'Eure fait savoir, en février 1942, que les juifs "ne devront plus s'éloigner de leur domicile d'une distance supérieure à cinq kilomètres. Ils devront retourner chez eux tous les jours". En novembre 1942, Vichy interdit totalement la circulation des juifs en dehors de leur commune de résidence. Cela ne suffit évidemment pas pour fixer cette population. Le Commissariat aux questions juives et le ministère de l'Intérieur ne cessent de réclamer de nouveaux recensements aux préfets, qui, devant l'ampleur de tâches répétées et inutiles, rechignent de plus en plus. Ils sont soutenus par le ministère des Finances, qui demande de limiter ces opérations très coûteuses. Joseph Darnand, nommé secrétaire général au Maintien de l'ordre en décembre 1943, trouvera une idée pour contourner cette inefficacité bureaucratique: le 22 mai 1944, il demande à tous les préfets de la zone sud de "mettre à profit le renouvellement général des cartes d'alimentation pour faire constituer dans chaque commune un fichier des consommateurs juifs". Mais la mise en œuvre de ce nouveau recensement sera programmée pour le mois d'août...
Mise au pilon
C'est en étudiant le sort contradictoire réservé à tous ces fichiers infâmes après la Libération que la commission Rémond a pu reconstituer l'histoire du "fichier juif" détenu par les Anciens Combattants. Dès le 18 septembre 1944, le ministère de l'Intérieur déclare "nuls et non avenus tous les actes qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif". Après les principaux procès de l'épuration, une circulaire du 6 décembre 1946 d'Edouard Depreux, ministre de l'Intérieur, ordonne: "Tous les documents fondés sur la qualité de juif doivent être détruits." Mais quelques semaines plus tard arrive un contrordre: le 31 janvier 1947, les préfets sont invités à "maintenir dans leurs archives les documents relatifs aux enquêtes, sévices et arrestations dont les personnes considérées comme juives ont été victimes, lorsque ces documents peuvent présenter des avantages pour de telles personnes".
Le "grand fichier" du recensement de 1940 de la Préfecture de police a ainsi été détruit par mise au pilon, le 15 novembre 1948 et le 14 décembre 1949. Mais, conformément aux directives de l'époque, d'autres fichiers, échappant au pilonnage, ont été transférés le 28 avril 1948 au ministère des Anciens Combattants et Victimes de la guerre. La raison de leur conservation est explicitée à l'époque par la Préfecture de police: "Il n'est évidemment pas question de continuer à ficher les israélites; mais il y a un grand intérêt, pour ceux-ci, à ce que certaines pièces soient conservées: c'est le seul moyen de pouvoir éventuellement régler leurs droits à pension." Plusieurs de ces fichiers seront ensuite regroupés sous la dénomination erronée de "grand fichier de la Préfecture de police". C'est cet ensemble composite, jamais perdu, mais devenu indistinct, que l'on a "retrouvé" au secrétariat d'Etat aux Anciens Combattants en 1991, et que la commission a été chargée d'expertiser. Il est principalement formé, outre les fichiers des déportés des camps de Drancy, de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers, de deux fichiers, l'un dit "familial", l'autre dit "individuel". Tous deux rassemblent des fiches de juifs arrêtés dont l'enquête de la commission apporte la preuve qu'elles ne peuvent être issues du grand fichier du recensement. Le fichier "individuel" dresse la liste des personnes (plus de 60 000) arrêtées dans toute la France ou transférées des camps d'internement de la zone sud et internées à Drancy. Parmi eux figurent des juifs qui ne s'étaient pas fait recenser. Quant au fichier "familial", mis en oeuvre entre l'automne 1941 et le printemps 1942, il est constitué des fiches de juifs arrêtés dans la région parisienne après avoir été recherchés par un "service actif" de police. Le rapport Rémond remarque ainsi que, bien plus que celui du recensement, ce fichier familial "offre en raccourci l'historique de la traque et du calvaire des juifs de la région parisienne".
Quant aux divers fichiers établis dans les préfectures, il en subsiste encore un certain nombre. Une enquête interne diligentée par la Direction des Archives à la demande de la commission Rémond indique qu'une quinzaine de centres d'archives départementales détiennent toujours des listes se rapportant à la législation antisémite (1).
Ayant élucidé l'énigme qui leur était soumise, les membres de la commission Rémond révèlent qu'un autre grand mystère reste entier: "Rien n'est plus significatif des effets inattendus et passablement illogiques de la surmédiatisation dans un climat passionnel de l' « affaire du fichier juif » que ce fait singulier: personne - ou presque - ne se souciait ou ne se soucie du sort du grand fichier de zone sud, comme si ce dernier n'avait jamais existé." Or, si le fichier de la Préfecture de police a été imposé par les Allemands, le second est l'œuvre de Vichy. A la suite de "recherches infructueuses", la commission Rémond n'a trouvé aucun document fiable qui puisse indiquer si "le grand fichier central de zone sud a été ou non détruit". Ce fichier dont Xavier Vallat disait dans une boutade qu'on le retrouverait un jour à Vichy, au fond d'un garage...
(1) Allier, Alpes-de-Haute-Provence, Calvados, Côtes-d'Armor, Creuse, Eure, Gard, Haute-Loire, Haute-Vienne, Hérault, Loire, Marne, Mayenne, Meuse, Territoire de Belfort.
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